mardi 1 septembre 2009

Le Cirque

Les trois jeunes hommes rentrèrent main dans la main dans l'étroit corridor aux tapisseries baroques et montèrent au grenier par le petit escalier menant à la trappe. L'odeur du linge et du bois mêlés à celle très lourde et forte du cuir étouffait la pièce. L'oxygène, poussiéreux, entra en eux comme une nuée d'insectes. Ils s'assirent ensemble près d'un vieux coffre en cuir pourpre capitonné.
Le premier homme était maigre, tout en peau et en os. Les clavicules saillantes de son cou et de ses genoux révélaient une ossature pointue sous une peau où la chair était bannie. Son visage, entouré de méches ondulées de cheveux noirs et courronant le haut squelette de l'homme, restituait l'ambiance sinistre des cimetières deserts. Mais ses grands yeux gris étaient de ceux qui, miroir de tristesse, entraient en vous et, comme les machines des foires qui aggripent sans succès les cadeaux, paraissent vouloir vous aggriper le coeur. À vrai dire, l'homme allait de pair avec la poussière sèche du vieux plancher mais ses yeux humides comme ratachés aux fins ruisseaux qui parcourent les fôrets à la fin de l'hiver.
Le deuxième homme, plus petit, portait sur son visage l'expression de celui qui, sans avoir beaucoup vécu, est bel et bien vivant. Son teint bis accentuait le vert bouteille de ses yeux en amande. Il vous regardait avec candeur. L'homme inspirait la simplicité, à vous de décider laquelle des connotations du mot. Il ne pouvait être que gentil, assis en tailleur les mains sur ses genoux, déstiné à sourire toute sa vie.
Le troisième homme ne lui ressemblait pas. Il était de stature moyenne et avait de petits yeux noirs et globuleux. Un regard accusateur et méchant. Des sourcils déçus. Des cheveux courts, en bataille. De petites lèvres qui rappelaient le bouton de rose. Celui qui, au centre du rosier, ne reçoit pas le soleil et n'éclot jamais.
Les trois hommes décidèrent, d'un commun et taciturne accord, d'ouvrir le coffre autour duquel ils s'étaient dispersés. Le troisième homme s'était assis au centre et les deux autres l'entouraient patiemment. Celui-ci ouvrit péniblement le coffre. Un nuage de particule de poussière moutonna un instant parmis eux. C'était un ammoncellement désordonné de photographies anciennes, de colliers, de broches, de draps blancs, de livres jaunes et racornis. Des bras curieux y plongèrent des mains tout aussi curieuses : de petits sacs de cuir brun à la mode de l'époque, des cintres, une longue robe saumon brodée sur le décolleté qu'ils levèrent à la lumière de la minuscule fenêtre du grenier, une boîte en fer, un vieil argentique fissuré, des pièces de monnaie, des petits carnets de compte... Le passé, envoutant comme un charme magique, s'échappait du coffre et, tel un gaz, s'étendait pleinement dans l'air, écartant et humidifiant les yeux de ceux qui entraient en contact avec lui et les remplissant d'une pointe de mélancolie. On passait de longs doits prudents sur les photos. Des voyages, des paysages, des amis, des instants. On prenait les colliers entre ses phalanges. Leurs perles roulaient sur la peau. L'un deux céda au temps et une fontaine de perles de nacres ricocha sur le sol craquant. Le passé commencait à anéantir l'oxygène du présent, s'étalait ans l'air et alourdissait des souvenirs inconnus. L'Homme ferma le coffre. Car les trois n'en formaient qu'un. La langue fraîche du présent passa sur eux : moi, moi, et moi. Le passé était beau mais il fallait le laisser aux cuirs des gros coffres qui le contiendrait correctement.
Le deuxième homme pris le premier entre ses bras, et le carressa de ses deux mains en remontant, le laissant bouché bée mais relaxé. Ses longs doigts sentirent la peau brûlante de l'autre : un sang bouillant tournoyait à l'intérieur de son corps maigre sans pouvoir l'exprimer. Il monta, passa sur ses côtes, les compta : une, deux, trois ... puis arriva en haut de son cou et serra sa gorge comme on serre une colombe. Les fines lèvres du premier tremblaient. Le troisième s'approcha d'eux et les fit s'embrasser. Les lèvres froides et chaudes unies firent dévier leurs corps tremblants. Les yeux gris brillants de sel du premier fondirent. Il s'était révélé à lui-même, à l'Autre. Le troisième, perdu, entièrement nu, se jeta sur eux.
Calme, je redescendis du grenier, l'estomac tout retourné. Je fermai précautionneusement la trappe. Mes trois eux tremblaient dans mon ventre. Je ressentais à la fois une sensation de vide et de satisfaction. Je jouai à nouveau ma propre musique, celle d'un cerveau purulant et ensanglanté. Les gens m'observaient, comme ils observent depuis toujours. Leurs préjugés glaçent leurs orbites pleins de veines pâles. Et c'était tant mieux pour moi. Ils jugeaient de ce qu'ils voulaient. Je suis un cirque pour moi-même mais pas pour les autres. Il n'y a jamais eu de tickets en vente et il n'y en aura jamais. C'est un cirque privé, seuls quelques visites, secrètes on été autorisées depuis son édification. Quelques unes.

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